28 avr. 2014

902 – L’archivistique à l’ère du numérique : un « back to the future » sans effets spéciaux

Après l’archivistique tout court, l’archivistique moderne, l’archivistique contemporaine, voici maintenant L’archivistique à l’ère du numérique. Les éléments fondamentaux de la discipline (Carol Couture et Marcel Lajeunesse – Québec : Presses de l'Université du Québec, 2014. 298 pages. ISBN 978-2-7605-3998-3.)

Je me suis tapé, au cours du week-end, la lecture d’une partie de cet ouvrage qui vient d’être publié. Et ce afin de me faire une idée sur l’évolution de cette approche conceptuelle depuis 1982 et du positionnement du métier d’ « archiviste » en 2014. J’avoue avoir parcouru en diagonale la première et la troisième partie du volume traitant, d’une part, des législations et des politiques sur les archives dans le monde et, d’autre part, sur la formation et la recherche en archivistique. Pour me concentrer sur mon centre d’intérêt métier : les principes et les fonctions archivistiques.

Réaction à froid : bien que situé, avec quelques années de retard, au cœur de la révolution numérique amorcée au début des années 2000, cet essai correspondant à un courant de pensée qui s’est incrusté avec les années et auquel je n’ai jamais adhéré étant donné son inadéquation avec la réalité sur le terrain, illustre à quel point s’est élargi le fossé qui sépare les tenants de l’« archivistique traditionnelle » et ceux de la « gestion intégrée des documents (GID) d’activité ».

Premiers constats :
  • Considérant qu’il s’agit ici d’un exposé théorique d’universitaires, il n’est pas surprenant qu’il soit ici question de « discipline » plutôt que de « métier » ou de « profession ». Pour s’imposer dans notre offre de services, nous ne pratiquons pas une « discipline » : nous nous devons de nous positionner comme des spécialistes métier du management des organisations publiques et des entreprises.
  • Étonnant que la « discipline » en question s’accroche encore aux expressions « archives courantes », « archives intermédiaires » et « archives définitives » (pp. 44 à 59) qui n’ont plus court. En 30 ans d’intervention auprès de centaines de clients, cette terminologie a toujours été absente des échanges avec les décideurs et les utilisateurs des documents.
  • Aucune remise en question de la « théorie des trois âges » dans un contexte de gestion des documents technologiques. Alors que le métier a grandement cheminé sur le sujet, entre autres dans les réflexions découlant des nouvelles normes ISO 3030X sur les « systèmes de gestion des documents d’activité », dont il n’est d’ailleurs étonnamment pas question dans les propos des auteurs.
  • Aucune mention également des concepts de « gestion intégrée des documents (GID) » mis de l’avant au gouvernement du Québec il y a plus de 10 ans et appuyés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, dont l’un des auteurs a été conservateur des archives entre 2006 et 2012.
  • Aucune référence non plus aux notions de « GÉD » ou d’ « archivage électronique » (généralement confondues avec la fonction « archivage des documents de conservation permanente », conséquence d’un système de GID). Et aussi du mouvement de « gouvernance de l’information ou des documents » animé par les spécialistes métier des TI et qui alimentent depuis quelques années de nombreux forums sur Internet. Pour qui assure une veille sur cette thématique de l’ « ère numérique », l’ « archivistique » brille, bien évidemment, par son absence du portrait.
  • Enfin, le découpage des principes et des fonctions archivistiques présenté dans cet ouvrage reprend grosso modo celui énoncé en 1982 dans Les archives au XXe siècle (1982), répété dans Les fondements de la discipline archivistique (1994) et Les fonctions de l’archivistique contemporaine (2008). On ne peut certainement pas nier la volonté des tenants de cette approche conceptuelle de marteler leur message. Peut-être parce qu’il ne réussit toujours pas à s’imposer dans la réalité de tous les jours.
Parlons-en justement de ces « principes » et de ces « fonctions de l’archivistique » à inculquer aux futures générations de professionnels du métier.  
Dans un contexte (l’ère numérique) où, avec avènement de la bureautique (fichiers informatiques, courriels, données prises en charge dans des applications informatiques, infonuagique, réseaux sociaux…) tous les gestionnaires, professionnels, techniciens, employés de soutien… des organisations (tous niveaux hiérarchiques confondus) sont devenus concrètement les véritables « gestionnaires des documents » qu’ils produisent, reçoivent et expédient individuellement au quotidien. Documents de sources individuelles à mettre en relation pour une utilisation sectorielle et organisationnelle (constitution de dossiers) essentielle à la réalisation des activités de mission (domaines d’affaires) et de gestion interne.

Les besoins actuels du marché exigent la disponibilité de spécialistes experts en développement d’outils techniques de GID, en sélection de solutions logicielles, en transmission de leur savoir et en accompagnement pour le transfert de leur savoir-faire auprès des utilisateurs des documents, et également en audits de conformité pour assurer la pérennité des outils et des systèmes déployés. On s’attendrait donc à un repositionnement des « fonctions archivistiques », si englobantes soient-elles dans le cycle de vie des documents des organisations.

Non. Elles sont encore figées en 7 blocs qui alimentent le flou artistique dans les responsabilités assumées dans des contextes fort différents, enclin à hypothéquer le positionnement du métier dans un environnement  où les solutions technologiques prennent trop rapidement le pas sur l’humain au cœur du processus  : d’une part, pendant la durée de vie utile et variable de l’ensemble des documents qui « documentent » les activités de mission et de gestion interne en raison de leur valeur administrative, financière, juridique, informationnelle… et, d’autre part, l’infime portion de ceux qui seront conservés en permanence en raison de leur valeur historique, archivistique ou patrimoniale :
  1. La création : « prévoir en amont de la création des documents qui éventuellement mériteront d’être conservés en permanence » (p. 126) - Connaissez-vous vraiment des organismes qui font appel aux « archivistes » pour réguler les modalités de création et la forme (contenant et contenu) des centaines de milliers, voire des millions de documents qu’ils créent, reçoivent ou expédient ? Les documents ne sont pas créés en fonction de leur sort final, mais pour leur utilisation pendant leur durée de vie utile.
  2. L’évaluation : « une fonction pivot », « le nœud dur de l’archivistique » (p. 127) - Le calendrier de conservation comme outil dont l’objectif premier est de cibler les documents ayant une valeur historique à conserver en permanence. Mais dans la réalité de tous les jours, quels décideurs inscrivent en première place cet objectif dans leurs énoncés de besoins à combler? En 30 ans d’interventions-conseils, tous les décideurs m’ont rappelé que la « fonction pivot » des services attendus s’articulait autour du repérage, de la gestion des accès efficace et efficient aux documents et à l’information qu’ils contiennent afin de sécuriser l’organisation dans sa mission et dans sa gestion.
  3. L’acquisition (l’accroissement) : Comme cette fonction « recouvre à la fois le versement d’archives définitives à un service d’archives et l’acquisition d’archives non institutionnelles » (p. 138), je n’ai rien à y redire puisqu’il s’agit effectivement d’une responsabilité de l’ « archiviste » sur la prise en charge des documents ayant une valeur archivistique, historique ou patrimoniale. Rien à voir avec les activités de GID.
  4. La classification : Alors là, ce sujet m’intéresse particulièrement depuis le début de ma carrière, en 1975. Selon les auteurs, c’est dans les années 2000 que « le plan de classification par fonctions et activités est le modèle qui semble privilégié un peu partout dans le monde » (p. 147) […] également préconisé « par la norme internationale ISO 15489-1 ». Avec comme exemple la Ville de Brossard où l’archiviste, Cynthia Couture, souligne en 2009 « l’importance de fonder le cadre de classification sur les activités de la ville plutôt que sur son organigramme ». Pour une « discipline » qui se fait championne de la préservation de la mémoire historique des organisations, force est de constater qu’on est ici en présence d’une amnésie lacunaire : cette pratique remonte déjà aux années 70. En effet, quelques ministères du Québec et du gouvernement fédéral qui appliquaient déjà ce modèle fonctionnel qui a fait l’objet de nombreuses publications à partir de 1983 dont il n’est fait nullement mention dans les références bibliographiques qui complètent cette section de l’ouvrage. Ici, la rigueur universitaire a échappé aux auteurs.
  5. La description : Dans cette section, il est question des normes de description et plus particulièrement des Règles de description des documents d’archives (RDDA) conçues pour les « archives définitives » inutilisables pour la GID et des profils des métadonnées du Dublin Core établis pour le secteur de la bibliothéconomie. Sauf erreur, ces documents normatifs ne répondent en aucun cas aux besoins de description des documents d’activité dans les solutions logicielles de GID. Si vous avez des exemples qui démontrent le contraire, faites-moi les connaître. Quant à l’expression « les instruments de recherche », elle nous ramène aux outils de description des fonds documentaires des services d’archives. Elle n’est jamais utilisée dans le contexte de la gestion intégrée des documents d’activité.
  6. La diffusion : même commentaire que pour la fonction 3.
  7. La préservation : même commentaire que pour la fonction 3.

Bien que le tout soit présenté en lien avec l’évolution des moyens technologiques, cette vue de l’esprit reflète un dogmatisme et une conception passéiste du métier d’ « archiviste » œuvrant dans le secteur public, dans un cadre organisationnel et juridique public qui n’a aucun avenir dans les PME, la moyenne et la grande entreprise. Un modèle qui véhicule des préoccupations qui, quoique louables, ne trouvent pas d’écho dans le secteur privé. Un paradigme dans lequel s’inscrit sur mesure un service d’archives universitaire où les archivistes ont pour mandat d’assumer les 7 fonctions ci-haut énoncées. Mais certainement pas un archétype universel, loin de là.

De plus, soit dit en passant, il n’y a aucune place dévolue aux consultants externes, spécialistes du métier de plus en plus nombreux, dans ce portrait de l’ « archivistique à l’ère numérique ».

Mon vécu professionnel m’oblige à m’inscrire en faux avec cette approche qui ne répond nullement aux attentes des organisations publiques et privées où l’efficacité, la performance, la dynamique dans l’action et l’efficience priment sur la valeur historique de l’information consignée sur une mince tranche de l’ensemble de la masse documentaire qui documente au quotidien leurs activités quotidiennes. Non pas que l’identification et la préservation des « archives définitives » ne soient pas importantes à mes yeux (j’ai œuvré pendant 8 ans dans le domaine des « archives » et ma formation universitaire en histoire me rend sensible à la préservation de la mémoire historique d’une organisation, d’une nation, d’un pays), mais parce que la réalité sur le terrain est toute autre. Le rôle stratégique que nous sommes appelés à mener auprès des décideurs et des utilisateurs des documents ne peut se permettre d’être perçu comme étant déconnecté du réel.

En refermant le livre, j’ai eu l’impression de revivre un « back to the futur » sans effets spéciaux tout en m’interrogeant sur l’utilité espérée d’une telle publication. Je me serais attendu à un exposé plus pratique, plus concret. Car le manque criant d’ouvrages méthodologiques expliquant aux praticiens actuels et futurs du métier les tenants et aboutissants de leur futur métier est désolant. Dans le contexte québécois, le « comment faire » est une denrée rare dans notre profession. Les entrevues d’embauche l’illustrent tristement.

En rangeant cet ouvrage dans ma bibliothèque, je n’ai qu’un souhait : que les futurs professionnels du métier explorent d’autres avenues afin de se faire une idée plus conforme à la réalité du savoir, du savoir-faire et de savoir-être dont les organisations d’aujourd’hui et de demain voudront profiter dans leurs recherches d’efficacité, d’efficience et de croissance.

Michel Roberge

1 commentaire:

Luc Béliveau a dit...

Bien que je n'ai pas encore lu l'ouvrage, la description de son contenu semble confirmer que les auteurs sont encore au XXe siècle, pas au XXIe même s'il est accompagné d'un vernis technologique. La "discipline" universitaire se fossilise. Si j'étais un jeune étudiant voulant œuvrer dans le domaine, pas dans les archives "historiques", excusez le pléonasme, j'y penserai bien à 2 fois avant de m'inscrire dans un tel programme. Malheureusement, l'offre universitaire francophone n'est pas en phase avec les besoins du marché et cela me pénalise encore aujourd'hui.